PARLEZ MOI JE VOUS PRIE DU ROYAUME DES CIEUX

KELEN JACQUELINE

BOURIN

Résumé :

Extrait du prologue

Un léger décalage

«L'homme dans son luxe ne comprend pas,
il ressemble au bétail qu'on abat.»
Psaume 49, 13

Ils croient en l'avenir, j'ai foi en la vie éternelle.
Ils se disent humanistes, solidaires, citoyens, j'espère ne pas démériter de l'image de Dieu. Ils invoquent des valeurs, j'ai soif de vérité. Ils veulent l'amour de soi, l'estime de soi, le développement de leur petite personne, j'aime la discrétion et l'effacement propres aux mystiques. Ils attendent les vacances, et moi la Parousie.
Ce léger décalage par rapport à mes contemporains me questionne: comment, en très peu d'années, en sommes-nous arrivés là, à cette navrante conformité, à cette absence de grandeur? Comment la machine à broyer les intelligences et les coeurs, le rouleau compresseur des individualités ont-ils si aisément réussi à réduire les humains à une masse non-pensante, totalement inféodée aux slogans de la politique et de la publicité, aux injonctions marchandes, à la propagande du bien-être matériel et du bonheur collectif? Pourquoi ont-ils troqué leurs plus belles espérances contre une illusoire sécurité? Au nom de quoi se sont-ils laissé dépouiller de tout désir d'absolu, de tout sentiment d'infini, de toute préoccupation dépassant le terrestre horizon?
Oui, comment, en Occident, l'homme a-t-il pu déchoir à ce point, c'est-à-dire renoncer à une vie plus haute, à ces nobles idéaux qu'indiquaient aussi bien les philosophes de l'Antiquité que Jésus le Nazaréen, afin de satisfaire d'immédiates et précaires convoitises? Pourquoi s'est imposée une conception de l'homme et de l'existence à ce point aplatie, rétrécie, jusqu'à pouvoir entrer dans ces petites boîtes à écran avec lesquelles le consommateur contemporain fait joujou pour oublier qu'il est mortel et que sa vie est insignifiante?

Au début de l'année 2012, un événement m'a marquée qui s'est produit encore à deux reprises pendant les mois suivants, dans la plus grande indifférence des passants. En raison de son caractère furtif, il n'a pas été signalé dans les journaux, mais il était de nature à embellir la journée et réjouir le coeur de celui qui lui portait attention. Il s'agissait d'un arc-en-ciel, magnifiquement imprévisible comme la grâce qu'il symbolise.

La première fois, l'arc-en-ciel apparut alors que je marchais en plein centre de Paris. L'atmosphère avait pris une luminosité étrange, une fine pluie commençait à tomber et, spontanément, je levai les yeux: un immense arc coloré se déployait. Je m'arrêtai, émerveillée, et je le contemplai longuement. Non seulement il est une des beautés de la nature que l'on perçoit rarement en milieu citadin, mais il est immanquablement le signe d'une promesse, d'une alliance entre Ciel et Terre, un sourire divin. Or voici: nul passant de cette grande rue commerçante ne le remarqua. Les uns étaient figés devant les vitrines des boutiques, les autres devant un distributeur d'argent, d'autres encore mangeaient ou parlaient entre eux sans se soucier de ce qui les entourait, et beaucoup avaient l'oeil rivé sur leur écran portatif. Je devins songeuse: je me sentais à la fois favorisée par cette vision et particulièrement isolée au milieu des gens. Force était de le constater: plus personne ne lève les yeux, ne pense à regarder ce qui se passe plus haut. Pour paraphraser Henry Corbin, si l'homme ne regarde plus le ciel, c'est que le ciel ne le regarde plus, ne le concerne nullement. Dès lors, on peut craindre qu'à son tour, le monde des réalités supérieures ne se replie, qu'il ne se détourne d'une chétive créature qui se croit toute-puissante, la laissant orpheline et, tel le serpent de la Genèse maudit par l'Éternel, à jamais rampante.